21/06/2012
La femme est-elle une victime ?
Il existe dans notre culture une association d'idées récurrente entre la notion de violence subie et de féminité. Les victimes sont forcément des femmes et leurs bourreaux des hommes. "Le mot victime est féminin", avancent même certain(e)s, comme si être femme vous condamnait d'avance au statut de personne exploitée, abusée, maltraitée, pigeonnée, voire annihilée.On dit "un vagin" ou "un utérus" (au masculin) de même qu'"une bite" ou "une queue" (au féminin). Il n'y a pas de rapport entre le genre d'un mot et son sens. Que déduire du fait que le mot victime soit féminin? Rien. «Si l'on considère que toute personne qui souffre est une victime, l'extension du domaine de victimisation est sans limites.» Pour Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière (auteurs du livre Le temps des victimes), les victimes sont aussi bien mâles que femelles, mais... la doxa veut que les femmes soient bien plus souvent victimes que les hommes. «Qui ne souffre pas ? Qui n'a jamais été l'objet d'un préjudice ? Qui ne s'est jamais senti injustement traité ? Le destin, le coup du sort, la maladie, l'accident, l'injustice, la souffrance au travail sont autant d'occasions à saisir (ou à repousser) pour se sentir victime, s'organiser (ou pas) autour de cette identité, en découvrir les avantages et les inconvénients. Certains s'y engluent, d'autres s'en sortent. Mais il existe une catégorie d'êtres humains qui seraient victimes par état, ce sont les femmes. La cause de leur victimisation tient en un mot : ce sont des hommes».
Comment comprendre que les femmes soient considérées de facon inconsciente comme des êtres voués par nature à subir et à souffrir par la faute des hommes ? Dans un livre intitulé Victimes au féminin, publié aux éditions Georg, le problème est ainsi posé : «L'association "femme-victime" s'avère être un topos de notre tradition culturelle (…) On aurait presque envie de dire que dans notre imaginaire culturel la victime est un substantif féminin.» Pourquoi ? Se penchant tout d'abord sur l'origine du mot victime, Francesca Prescendi et Mark Kolakowski, chercheurs en histoire des religions, soulignent que victima, d'origine religieuse, désigne l'offrande sacrificielle, le don fait aux divinités en signe de remerciement (1). De ce point de vue, les victimes sont pour l'essentiel des animaux ou des humains de sexe mâle, car il semble toujours plus prestigieux d'offrir en sacrifice un être fort, un guerrier capturé ou un beau et jeune esclave. Quand, dans la mythologie greco-latine, une femme est sacrifiée, il s'agit généralement de la fille (unique) d'un roi. Sur le plan du panache, seule une princesse peut offrir l'équivalent d'un guerrier. C'est dire si le sacrifice d'une femme relève de l'exception.
Autre détail révélateur: dans l'antiquité, les victimes se doivent d'être volontaires. Le mot victime ne peut pas s'appliquer à des êtres faibles et passifs mais, au contraire, à des personnes pleinement conscientes de la valeur de leur sacrifice, qui s'avancent courageusement vers le lieu de leur exécution. Même les animaux. «Dans la conception religieuse antique, l'animal offert aux dieux doit être consentant, expliquent les deux chercheurs. Le sacrifice grec, par exemple, exige que l'animal soit au préalable aspergé d'eau: s'il secoue la tête, c'est un geste d'assentiment, donc le signe qu'il accepte d'être sacrifié. De même à Rome, si les animaux fuient après avoir été aspergés de mola salsa, ils ne peuvent plus être sacrifiés mais doivent être abattus. La complaisance de la victime est évidemment une fiction qui n'a qu'une valeur théologique: des anneaux retrouvés sur les autels révèlent que les animaux tentaient bien de s'enfuir et qu'ils étaient retenus par la force.» Mais qu'importe. Pendant des siècles, victime désigne le contraire de ce que nous appelons maintenant une victime. Dans son usage religieux, le mot victime signifie "personne qui va résolument au-devant d'une mort considérée comme une fin glorieuse". Sans pleurer, sans se débattre et sans se plaindre.
Paradoxalement, dans son usage profane, qui se popularise à partir de la Révolution francaise, le mot victime devient: "être souffrant d'un malheur subi malgré lui". Plus la société devient démocratique, plus victime désigne une personne "soumise", "contrainte" et "forcée". Cet état de passivité était, chez les antiques, considéré comme une infamie et une déchéance. Seuls les êtres inférieurs subissent. Au tournant du 18e siècle, alors que les idéaux d'égalité, de liberté et de fraternité se répandent, le mot devient à la mode (2) avant de faire son entrée dans le Code d'instruction criminelle, en 1895, pour désigner les personnes en droit de demander réparation auprès des autorités légales, médicales, morales, etc. Victime: être qui en appelle au droit.
Dans l'antiquité, et jusqu'à l'ère féodale, il semblerait que, par opposition aux esclaves et aux serfs, les êtres libres soient tenus pour responsables de leurs malheurs. Même les catastrophes naturelles relèvent de leur responsabilité, comme l'explique Pierre Sanchez dans Victimes au féminin: «la majorité des Anciens estimait que les désastres qualifiés de "naturels" par l'homme moderne (et par quelques savants et philosophes du monde antique), étaient en réalité des avertissements ou des châtiments envoyés par les dieux: ceux qui avaient péri ou qui avaient été blessés n'étaient donc pas considérés comme des victimes innocentes qu'il fallait pleurer et secourir, mais comme des coupables qui avaient mérité leur sort».
Quid des personnes violées ? Même chose. Elles sont coupables. Plus précisément, elles sont coupables tant qu'elles restent passives et silencieuses. Dans Vie de Marius, Plutarque raconte l'anecdote suivante: un tribun militaire cherchant à abuser d'un soldat avait réussi, après l'avoir amadoué par toutes sortes de cadeaux, à le faire venir sous sa tente pendant la nuit. Mais lorsque le soldat comprit que le tribun voulait "attenter à sa pudicitia", il le tua, préférant «mettre sa vie en péril plutôt que de subir une honte.» Ciceron souligne que le soldat fut acquitté. Judith (3), de la même manière, qui s'offre à contre-coeur au chef de ses ennemis (Holopherne), lui coupe ensuite la tête pour laver son honneur… Elle n'est pas une victime. Même Lucrèce qui se suicide après avoir été violée signifie, par ce geste, qu'elle garde la main haute sur son destin. Elle se suicide pour ne pas servir de modèle négatif aux femmes. «Le châtiment qu'elle s'inflige vise à éliminer tout doute sur son comportement», explique Francesca Prescendi. On ne pourra pas dire d'elle était complice du viol puisqu'en se suicidant, transformant le violeur en assassin, elle alourdit la peine qui frappera cet homme. Vengeance indirecte, soit. Vengeance tout de même.
Jusqu'à la fin du 18e siècle, le statut de victime s'applique donc seulement aux personnes qui avancent au-devant de la mort et qui se sacrifient afin de devenir des héros ou des héroïnes. Mais, les mots changent, porteurs de sens parfois délétères… En offrant aux personnes sinistrées ou agressées le cocon rassurant d'un mot, il peut arriver qu'on leur fasse plus de mal qu'autre chose, sous prétexte de les déculpabiliser. «La victime, ça n'existe pas, raconte Hellena, 23 ans, violée à l'âge de 15 ans. C'est à nous de décider. Je pense qu'il y a des agresseurs, des bourreaux, des violeurs, des coupables, mais pas de victime. C'est un statut qui fout la merde. Moi, c'est ce qui m'a détruit. De 15 à 20 ans je me suis considérée comme victime, car quelqu'un m'a définie comme telle. Mais c'est finalement ce qui m'a fait le plus de mal dans ma vie, car on a beau avoir mal, souffrir, tant qu'on ne se met pas dans cette position de victime on reste combatif. Victime, c'est être déresponsabilisé(e). Donc irresponsable. Le statut de victime pour moi ne sert à rien ou alors, c'est un bon prétexte pour se complaire dans son malheur et devenir faible.» Hélène suggère qu'on remplace le mot victime par celui d'innocent ou de malchanceux. «Il vaudrait mieux expliquer à la personne violée qu'elle était là au mauvais moment. Mais il n'y a pas besoin d'utiliser ce mot victime qui vous handicape…». On s'y englue, dit-elle, comme toutes ces femmes qui s'engluent dans l'idée que, étant femmes, elles sont forcément des victimes d'un système qui les opprime. Un système mis en place par les hommes, disent-elles, oubliant un peu vite que la moitié des hommes sont des femmes.
"Pour moi, le mot victime est très mal connoté puisqu'il renvoie au monde juridique, monde dans lequel il s'agit souvent de quantifier les souffrances subies par les sinistrés afin d'évaluer les torts, les dédommagement, le degrés de gravité d'un fait... choses qui n'ont aucun sens et qui enlèvent toute dignité aux sinistrés en question (qui doivent prouver qu'ils souffrent, et même parfois se disputer la place du "plus à plaindre" comme c'était le cas pour les femmes de réconforts coréennes qui se déchiraient pour savoir laquelle remplissait les qualités de la "parfaite victime"ou de la "victime authentique" celle dont le consentement était absolument nul et donc celle dont les préjudices avaient été les plus lourd)." (Hellena).
Victimes au féminin, sous la direction de Francesca Prescendi et Agnès Nagy, éd. Georg.
Notes
1/ Le mot hostia (qui a donné "hostie") désigne aussi l'offrande rituelle, mais c'est celle qui est faite avant la bataille par exemple, afin de s'attirer la faveur des puissances occultes. Dans les textes antiques, victima va avec l'idée d'une victoire, d'un triomphe et d'une célébration, par opposition à hostia qui renvoie à l'idée d'une requête humblement adressée aux dieux, d'une supplication.
2/ On dit alors, avec délice que l'on "victime" quelqu'un, c'est à dire qu'on lui fait subir ce passage humiliant de l'état d'être humain à celui de "victime". Sade applique avec jubilation le mot "victime" aux malheureux(ses) qui sont, contre leur gré, torturé(e)s, sodomisé(e)s, fouetté(e)s, violé(e)s et pris(e)s par tous les orifices dans ses fantasmes d'apocalypse. Sous l'influence des idéaux républicains, le mot "victime", d'abord moqueur, finit par devenir compassionnel et par désigner les personnes au secours desquelles il s'agit de se porter. Dans une société ou les notions d'inférieur et de supérieur disparaissent, tout le monde peut devenir une victime. On n'est pas loin de la victimisation générale, assortie de misérabilisme, d'infantilisme et d'assistanat.
3/ Ne pas rater l'exposition d'Artemisia au Musée Maillol (jusqu'au 15 juillet), femme peintre de génie qui fut violée adolescente par son professeur de dessin, qui fut ensuite obligée de subir le calvaire d'un procès de neuf mois contre son violeur et qui ne cessa, par la suite, de se représenter dans ses tableaux nue ou habillée, sous les traits de femmes vengeresses. Dans ce tableau de Judith, il semble qu'Holopherne ait été clairement représenté sous les traits de son violeur.
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